Les croisades tardives : confrontations interconfessionnelles aux XIVe-XVe siècles
Les sphères de la recherche de l’équipe tchèque
Le christianisme menacé : les projets de croisades au XVe siècle
Les croisades dirigées à l’origine contre les musulmans de la Méditerranée orientale ont bientôt trouvé leur cible au cœur de la communauté chrétienne occidentale. En plus des croisades classiques en Terre Sainte, le Moyen Age a connu des campagnes contre les musulmans en Espagne ou les païens dans les Pays Baltes et contre les hérétiques et les adversaires politiques de l’Église partout en Europe. Le quinzième siècle fut une époque pendant laquelle l’ennemi traditionnel – les Turcs – pénétrèra de plus en plus profondément dans l’Europe chrétienne. Les chrétiens d’Occident et d’Orient cherchèrent à s’unir contre ce péril ; entre-temps, de graves divisions commençaient à apparaître dans l’Église latine. Au même moment où le danger turc se faisait de plus en plus pressant du fait de l’échec des croisades menées en 1396 et en 1444, la Chrétienté déclara la guerre sainte contre les tenants de la réforme religieuse schismatique apparue en Bohême (hussitisme). C’est ainsi que la majorité de l’Europe chrétienne détermina son identité contre l’autre, l’ennemi et le damné.
Pour réagir à ce double danger, turc aussi bien qu’hérétique, l’Église a employé le modèle de la croisade – un moyen éprouvé depuis le fin du XIe siècle. La première question qui pose est de savoir dans quelle mesure ce mécanisme était encore utilisable plu de trois cents ans après sa conception et au pris de quells adeptats ? Qu’est-ce qui fascinait encore les esprits dans la croisade ? Quel était le rapport entre l’enthousiasme religieux suscité la guerre sainte et le jeu des ambitions de pouvoir et de leur représentation ? On peut suivre les croisades tardives dans l’arc déployé entre la tradition et l’innovation, entre l’idéologie, la diplomatie et la propagande.
La réaction à l’hétérodoxie tchèque fut la plus vive dans les régions voisines de l’Empire, vu les prétentions au trône tchèque de Sigismond, roi des Romains et roi de Hongrie. La question hussite fut débattue aux grands conciles de Constance et de Bâle, et elle devint un thème de réflexion pour les théologiens les plus éminents ; en même temps, la polémique et la propagande contre les hussites parvenaient jusqu’aux églises paroissiales par le biais des sermons, à l’occasion de la réception de la croix et de l’octroi des indulgences. La fonction, la forme et le contenu de ces institutions classiques de la croisade au XVe siècle seront l’un des thèmes traités dans le projet. Les polémiques antihussites de Nicolaus von Dinkelsbühl, Konrad von Soest, Job Vener ou Heinrich Kalteisen font partie intégrale de l’histoire des croisades de l’époque. En particulier, les sermons de l’Augustin de Nuremberg Oswald Reinlein (Tractatus exhortatorius pro cruce signatis) ne sont pas encore édités et leur contenu reste inconnu des historiens.
Le hussitisme n’est pas resté sans retentissement même plus à l’ouest de la frontière tchèque. Néanmoins la recherche et le traitement de ses traces laissées dans les régions françaises n’en sont qu’à leurs débuts. La recherche tchèque n’en connaît presque rien à l’exception de quelques questions particulières toujours répétées (la lettre de Jeanne d’Arc aux hussites etc.). Ainsi, le poète et homme politique Jean Régnier est resté en marge du travail des hussitologues. L’auteur du Livre de la Prison qui date des années trente du XVe siècle livre pourtant un ensemble remarquable de réflexions sur la guerre, la paix, la tolérance et les significations de la lutte contre les hérétiques tchèques. L’étude des chroniques françaises de l’époque, celles d’Enguerrand de Monstrelet, Jean de Wavrin ou encore Georges Chastellain, contribuera aussi à l’enrichissement de l’image historique tchèque par le regard de l’extérieur, tout en attirant l’attention sur le rôle de la Bohême hussite dans la prise de conscience d’une Europe catholique au XVe siècle. Le hussitisme représente, à côté de l’islam, une partie du complexe hérétique qui entretenait la vigueur et l’actualité de la croisade à la fin du Moyen Âge. Les notes sur les voyages de Guillebert de Lannoy représentent une source unique unissant toutes les caractéristiques de la problématique traitée. La préparation diplomatique des croisades, le rencontre avec le milieu étranger et ennemi, le pèlerinage pieux et la guerre sainte – tels sont les enjeux qui, avec le trait personnel d’autobiographie, donnent à cette source la capacité de répondre aux questions posées dans ce projet. Une équipe internationale de quatres membres rendra accessible aux lecteurs tchèques l’oeuvre de Guillebert de Lannoy, accompagnée d’une analyse critique et d’un commentaire.
Guillebert de Lannoy – cinquante ans en voyage
Si nous suivons l’activité de la politique extérieure bourguignonne au XVe siècle, le nom de Guillebert de Lannoy ne peut pas nous échapper. Ce gentilhomme, né en 1386 en Flandre, fut au service des cours bourguignonne, française et anglaise durant plus de cinquante ans. Ses missions diplomatiques et ses voyages partout en Europe et au Proche-Orient nous sont connus par les notes qu’il a écrites à la fin de sa vie (ces notes ont été rassemblées dans le livre Oeuvres de Guillebert de Lannoy, éd. Ch. Potvin, Louvain 1878).
La simple énumeration des lieux visités par de Lannoy est étonnante. Les années 1403-1450 encadrent trois campagnes militaires en Espagne, trois pèlerinages en Terre Sainte et un en Irlande, une campagne en Angleterre, des voyages diplomatiques dans l’Empire, en Hongrie, au Danemark, en Pologne, en Lituanie, à Novgorod et à Constantinople. Il faut ajouter l’engagement personnel du jeune Lannoy à la bataille d’Azincourt, puis dans le combat contre les Armagnacs, dans la campagne en Poméranie, et, bien sûr, dans des conflits „locaux“ en Bourgogne et aux Pays-Bas. On peut diviser ses nombreux voyages en trois catégories d’après leur caractère : 1) les campagnes militaires, 2) les missions diplomatiques, 3) les pèlerinages.
La première catégorie est caractéristique de la jeunesse de Guillebert. C’est en 1404 (à l’âge de 18 ans) qu’il partit en campagne en Angleterre. Ce fut un échec. Puis dans les années 1407 et 1410, il se mit au service de Ferdinand d’Aragon contre Grenade – à l’occasion du premier voyage, Lannoy „fit un saut“ au tombeau de Saint Jacques à Compostelle ; pendant sa seconde campagne, il fut gravement blessé. Il le fut de nouveau lorsqu’il participa à la bataille d’Azincourt cinq ans plus tard, à l’issue de laquelle il fut même emprisonné en Angleterre avant d’être libéré sous caution.
Dès 1415, Lannoy accomplit son premier voyage diplomatique. Il prit la mer pour aller en Prusse chez le Grand Maître de l’Ordre Teutonique. Le but initial de son voyage aurait dû être celui des Reise (la campagne des jeunes chevaliers contre les Baltes païens), mais l’expédition fut détournée contre le duc de Poméranie. Puis Guillebert poussa encore plus au nord-est. Passant par les villes de Königsberg, Riga et Narva, il arriva à Novgorod – ces régions étaient pour le chevalier occidental totalement inconnues. Pendant son retour, Guillebert rencontra encore le duc Witholt à Vilnius et le roi Ladislas Jagellon à Kalisz. Durant son court séjour à Prague et à Kutna Hora, l’auteur livre une relation intéressante sur la situation instable dans „le royaume de Behaigne“.
On peut ranger le voyage de Lannoy en 1421 parmi les expéditions les plus bizarre et les plus fantasques du Moyen Âge. Guillebert reprend son „ambassade de paix“ en Prusse, cette fois au service du Philippe le Bon, mais aussi muni des dons et des missions que lui a confiés le roi d’Angleterre. Il retrouve le roi polonais à Sandomierz qui emploie le diplomate pour ses négociations avec son allié – le sultan turc. En Podolie, Lannoy participe à une conférence avec Witholt de Lituanie, les Tartares et le duc de Valachie. Son but devient cependant Constantinople ; notre voyageur doit y accéder par le port de Caffa en Crimée à cause des conflits sur le Danube. A Caffa, Lannoy rencontre les Génois – il s’agissait sans doute pour le Bouguignon d’un petit rappel de la culture occidentale dans ce monde bizarre. Après avoir délivré ses messages à Constantinople, il gagne l’Égypte. A Alexandrie et au Caire, il agit sans doute en espion cherchant, à la lumière de ses expériences militaires et tactiques, des conditions pour effectuer une nouvelle croisade. Après la visite des villes de Terre Sainte et la traversée de la Méditerranée, de l’Italie et de l’Allemagne, Lannoy revient à Londres pour rendre compte au roi d’Angleterre de sa mission.
Aussi les voyages en Europe Centrale font-ils partie des missions diplomatiques. Philippe le Bon a engagé Guillebert pour servir d’intermédiaire dans ses négociations avec l’empereur Sigismond et les Électeurs d’Empire, qui devaient aboutir à l’organisation d’une croisade (qui ne s’effectuera jamais) contre les hussites sous la conduite bourguignonne. C’est pourquoi on peut voir Lannoy à Buda, Mayence ou au concile de Bâle dans les années 1420 et 1430. Grâce à cela, le témoignage de Guillebert devient pour l’histoire tchèque une source extraordinaire.
Le personnage de Guillebert de Lannoy englobe aussi le domaine religieux du fait des nombreux voyages qu’il a accomplis sur les lieux saints. C’est en 1405-1407 que le jeune noble fait son premier pèlerinage à Jérusalem, et il y revient à la fin de sa vie en 1446. On ne peut pas non plus négliger son voyage en Irlande en 1430, quand Guillebert visite les lieux mémorables de Saint Patrick avec son Purgatoire.
En 1450-1462, à l’heure où il dresse le bilan de sa vie, ce voyageur a eu beaucoup de choses à écrire. Comme Guillebert de Lannoy était un bon diplomate, il a souvent fait attention de ne pas révéler le but réel de ses voyages. Mais ses récits et notes réflètent aussi la vie des nations avec leurs coutumes dans l’Europe de l’époque, le tout perçu à travers les yeux d’un noble bourguignon.